Bonjour
Je vous propose un flash-back militaire et exotique à la toute fin du 19ème siècle, en suivant la route d’un soldat français, acteur pour un temps, de l’aventure coloniale au Tonkin.
Originaire d’Arles, notre homme, appelons le Xavier, s’engage pour 3 ans à la mairie d’Aix le 29 Novembre 1889. Il a 20 ans. Charron de son état, qu’est ce qui peut le pousser à contracter cet engagement ? Vie jugée trop monotone ? Besoin de la prime d’engagement pour se constituer un pécule pour l’avenir ? Simple envie d’aventures suscitée par la fougue de la jeunesse ? Peut-être un peu de tout cela.
C’est au 1er Régiment de pontonniers (ou d’artilleurs pontonniers) stationné à Avignon qu’il est affecté en Novembre 1889.
Son registre matricule fait apparaitre la mention :
Tonkin : du 25 Mars 1891 au 5 Octobre 1891.
accompagnons le dans cette destination lointaine.
VERS LE TONKIN
Malgré le passage par le canal de Suez (ouvert en1869), la traversée maritime, (seule possibilité pour un tel voyage), nécessite environ 40 ou 50 jours. Elle donne lieu à un certain nombre d’escales, nécessaires pour « faire du charbon » et ravitailler le bateau en produits frais : Oran ou Alger (*), Port-Saïd, Aden, Singapour, Saigon, Tourane). Elle s’effectue pour les militaires au moyen de navires souvent spécialisés dans les transports de troupes. Les conditions du voyage sont la plupart du temps assez éprouvantes : état de la mer défavorable, conditions de logement sommaires, promiscuité, nourriture souvent de piètre qualité, longueur de la traversée. Pour beaucoup, c’est une étape de leur vie militaire qui ne laissera pas un très bon souvenir –
(*) L’escale d’Afrique du Nord est l’occasion d’embarquer des troupes normalement stationnées sur ce territoire, à destination du Tonkin.
La traversée s’effectue sur un transport vapeur du type ci-après
Le "Cachar"
Lancé en 1883, il appartient à la Compagnie Nationale de Navigation. Il assure la ligne vers l’Indochine et est utilisé comme transport de troupes en 1886 pour l’expédition du Tonkin, puis en 1895 pour celle de Madagascar.
LE VOYAGE
Un (très) long voyage…. Départ de Toulon, direction Alger (escale), puis navigation le long des côtes de Tunisie Golfe de Gabès, Golfe de la Syrte, direction l’Egypte -Port Saïd, traversée du canal de Suez (escale), traversée de la Mer Rouge, puis après le golfe d’Aden, entrée dans l’Océan Indien direction Ceylan (actuellement le Sri Lanka), puis direction le détroit de Malacca. Navigation le long des côtes de Sumatra direction Singapour (escale). Départ de Singapour (Mer de Chine méridionale), direction la Cochinchine le Cap St Jacques (actuellement Vung Tau), puis l’Annam vers Tourane (actuellement Da Nang). Entrée dans le golfe du Tonkin direction Haïphong, fin de la traversée.
LA VIE A BORD PENDANT LA TRAVERSEE
Extrait de « Mes Campagnes au Tonkin 1885 – 1886 »Ernest VILLOT Sgt au 23ème de Ligne
Réveil à cinq heures et café, avec ration de tafia. Lavage du pont et travaux de propreté ensuite. Soupe à onze heures, diner à cinq heures, retraite à 7 heures.
On nous fait quelques théories dans la journée et appel à 4 heures.
La nourriture laisse un peu à désirer par sa qualité et sa quantité. Soupe à midi avec un morceau de bœuf ; tant mieux pour celui qui tombe sur le bon morceau. Soir, rata de fayots, avec quelques bouts de mouton qui se promènent dans la gamelle. Un quart de vin par repas ; surtout ne pas laisser son quart plein trop longtemps. On est tellement gêné pour prendre nos repas, qu’un voisin, sans mauvaise intention, peut très bien s’assoir dans le plat ou mettre le pied sur le quart, par suite du roulis et de la bousculade. Deux fois par semaine, on a de la conserve et des salaisons.
Ce dont on souffre surtout, c’est de la soif, car la ration d’eau douce est très faible et on ne peut pas l’avoir fraîche.
Après chaque repas, lavage du pont ; tous les matins, douche générale pour tout le monde.
On se fait quelques distractions à bord. Ceux qui aiment lire, trouvent une bibliothèque variée où, moyennant 0,2 Frs par volume, on peut se satisfaire.
On joue aux cartes. On fait sa promenade de bâbord à tribord et de l’avant à l’arrière.
Dans la journée on a le loisir de contempler la vaste mer et fouiller l’horizon immense pour voir si on aperçoit un navire au large ou si on découvre une île ou un continent.
On s’amuse à suivre les marsouins dans leurs ébats, sautant d’une vague à l’autre, les mouettes et les oiseaux marins qui viennent se poser sur les vergues du navire.
Le soir venu, on a l’agrément, appuyé sur le bastingage, de respirer la douce brise salée en regardant les phosphorescences de l’eau produites par le sillage du navire. C’est à ce moment surtout que la pensée se rapporte au village et aux parents, aux êtres aimés qu’on a quitté pour longtemps.
Deux fois par semaine, il y a concert sur le gaillard d’arrière. Les artistes de toutes sortes, chanteurs, comiques, acrobates et gymnosiarques, tous sont admis à se faire applaudir par le public.
Enfin chacun passe son temps comme il peut, chacun pour le mieux de manière à trouver le temps moins long pendant cette dure traversée.
LE CONTEXTE HISTORIQUE DE SON SEJOUR AU TONKIN
Tout d’abord il convient de rappeler quelques faits antérieurs déterminants.
La guerre franco-chinoise opposa la France de la IIIème République à la Chine de la dynastie Quing entre Septembre 1881 et Juin 1885. Elle éclata parce que les français tentaient de prendre le contrôle du Fleuve Rouge qui reliait Hanoi (Tonkin) à la province du Yunnan en Chine. C’était un enjeu majeur de la politique coloniale française qui souhaitait acquérir des positions fortes dans le Sud de la Chine.
Les opérations terrestres virent le succès des français au Tonkin, tandis que les victoires navales de la France forcèrent la Chine à reconnaitre sa défaite. Par le traité de paix de Hué du 9 Juin 1885, la Chine abandonnait sa souveraineté sur l’Annam et le Tonkin.
La France était déjà présente en Cochinchine et au Cambodge. Avec l’Annam et le Laos, elle contrôle tout l’Est de la péninsule indochinoise.
En 1891-1893, est créée la Confédération indochinoise, composée de la Cochinchine et des 4 protectorats. Ces territoires furent ensuite inclus dans l’Indochine française.
Carte de l’expansion coloniale à travers le monde faisant notamment apparaitre le dépeçage de la Chine de la dynastie Quing, par les puissances européennes et non européennes durant la période historique 1850-1914 qui contient celle qui nous concerne (1891).
Au début de l’année 1891, au mois de Janvier, la situation se détériore au Tonkin.
Le Résident supérieur BONNAL écrit :
« Les premiers jours du trimestre écoulé (donc en Octobre 1890), ont été marqués par une formidable recrudescence de la piraterie, par une reprise subite et simultanée d’offensives de la part de bandes chinoises….attaques dirigées contre les postes et casernements de nos troupes, proclamations et appels à l’insurrection….tout est mis en œuvre contre notre influence ». voir ci-après– Tonkin – Situation des bandes insoumises en 1891
C’est donc bien un climat d’insurrection générale qui sévit. La détérioration de la situation au Tonkin est connue en France où elle provoque beaucoup d’émoi.
Tonkin – Situation des bandes insoumises en 1891
Le 21 Avril 1891, Jean Louis de LANESSAN est nommé Gouverneur général de l’Indochine.
Il s’attache à redresser la situation en prenant des dispositions : politiques tendant notamment à impliquer le pouvoir royal en place, jusque là négligé ; des mesures administratives pour réorganiser le fonctionnement des hiérarchies en place ; il tente d’améliorer (un peu) la situation des autochtones ; il remanie profondément l’ensemble du système militaire et répressif en créant notamment des zones d’influence séparées.
La situation des forces françaises d’occupation, tragique au printemps, s’améliore dès la fin de l’année . Dès le mois de Novembre 1891, LANESSAN pouvait annoncer que la reprise en main du delta était accomplie. La pacification du Tonkin pouvait être considérée comme achevée.
NATURE DE LA MISSION
Nous ne pouvons qu’émettre des hypothèses. Toutefois, la spécialité qui est la sienne, artilleur-pontonnier, est déterminante pour cerner la nature de cette mission.
Tout d’abord, il ne faut pas oublier que c’est dans un contexte d’insécurité totale qu’il assure son service. A cet égard, l’adversaire potentiel est le plus souvent ce que la terminologie de l’époque appelle un « pirate ». Ce terme volontairement péjoratif tend à classer l’ennemi non pas comme un combattant mais bien comme un hors la loi. En réalité, ces pirates, communément appelés « pavillons noirs », sont des soldats irréguliers récupérés par les chinois qui les utilisent en Indochine contre les français. Force est de reconnaitre que le terme de « pirates », n’est pas exagéré si l’on se réfère à leur comportement habituel plus proche du pillard que du soldat respectable.
Pirate « pavillon noir »
Il est important de savoir que dans les expéditions coloniales de cette époque, les colonnes militaires sont toujours accompagnées par de l’artillerie pour permettre l’avancée des troupes avec un appui permanent. Ceci est particulièrement vrai au Tonkin où l’ennemi, notamment l’armée chinoise, dispose elle-même d’une nombreuse artillerie. Il est incontestable que c’est en grande partie l’artillerie (terrestre ou cannonières fluviales) qui a permis la conquête du Tonkin par les troupes françaises.
Une colonne militaire « en opération », dans ce contexte, est schématiquement constituée par un ou plusieurs régiments d’infanterie coloniale (infanterie de marine, légion, etc..), appuyés par un régiment d’artillerie coloniale, disposant d’un parc d’artillerie et d’un détachement d’ouvriers et de pontonniers.
Le rôle dévolu à ces artilleurs-pontonniers combine d’une part leur savoir-faire technique de bâtisseurs, notamment pour l’établissement d’ouvrages de franchissement (ponts légers, passerelles), la réalisation de portions de route ou pistes pour faciliter le passage des pièces d’artillerie, et d’une manière générale toutes les tâches qui incombent normalement à des soldats du génie ; d’autre part, en tant que participants directs à une mission de guerre, ils sont soumis aux contraintes purement militaires, voire de combat ( tours de garde, déplacements en armes, service des pièces, participation active aux divers engagements).
Il est donc probable que Xavier fait partie du détachement d’artilleur-pontonnier qui accompagne les troupes lors de cette « reprise en main » du Tonkin, pendant ces quelques mois en 1891. Il est tout aussi probable que son séjour a pris la forme d’une « longue marche » au gré des divers lieux traversés par la colonne dont il faisait partie, itinéraire émaillé d’engagements ponctuels.
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SOLDAT AU TONKIN EN 1891
Etre soldat, c’est bien sûr, porter un uniforme distinctif. Quel est-il au quotidien pour cet homme ?
Bien que n’appartenant pas à l’origine à un régiment colonial, Xavier se retrouve de fait, appartenir à un corps colonial, déployé dans une région d’Extrême Orient.
A ce titre, il est vêtu d’un uniforme relativement standard, celui des troupes coloniales, caractérisé notamment par le typique casque blanc ou beige en pain de sucre, une vareuse certainement en toile et un pantalon également de toile. Un équipement militaire simplifié (cartouchière, ceinturon en cuir complétant la silhouette non moins standard du « colo », les signes véritablement distinctifs n’étant matérialisés en toute logique que par d’éventuels numéros de régiment portés sur des pattes de collet. Ceci pour ce qu’on pourrait appeler une tenue de combat (sans aucun doute conformes aux 2 exemples ci-dessous)
Il va sans dire que, compte tenu de son probable emploi comme bâtisseur d’ouvrages, sa tenue de tous les jours, en fait, une tenue de travail, devait plus sûrement s’apparenter à celle d’un civil employé à la même tâche. Ce qui signifie dans ce climat chaud/humide, pas grand-chose qui ressemble à un uniforme mais plutôt des vêtements légers faciles à laver et à remplacer.
CONDITIONS DE VIE
Un texte de 1894 par Henri GALLAIS intitulé : « Vademecum de l’officier au Tonkin (*) », est une véritable mine de renseignements tout à fait passionnants sur ce qu’il faut savoir pour un séjour dans cette région à cette époque. On peut en extraire les informations suivantes :
Climat : Obligation absolue de se protéger du soleil tout le jour par le port d’une coiffure large (casque colonial). Plus dangereux qu’en Afrique, le soleil occasionne des insolations souvent mortelles.
Organisation des horaires journaliers en fonction des risques soleil/chaleur.
Air saturé d’humidité en permanence, même en été, rendant les conditions de vie extrêmement pénibles pour les européens.
Hygiène et nourriture : Précautions vis-à-vis de la consommation de l’eau : filtrer, faire bouillir, ne pas se fier à la limpidité des eaux de montagne etc..
Une foule de conseils sur les précautions à prendre pour se nourrir et les risques encourus en cas de non respect de ces précautions (problèmes digestifs, amaigrissements, dysenterie etc..)
Soigner sans délai la moindre écorchure, la moindre affection, car aggravation systématique et immédiate.etc…
Précautions vis-à-vis des maladies liées aux moustiques (Dengue, malaria etc..)
On pourrait citer bien d’autres éléments concernant la vie courante : difficultés de ravitaillement, éloignement du lieu de cantonnement (une lettre met en moyenne 1 mois et demi pour arriver en métropole si le lieu de départ est une grande ville, beaucoup plus si on est dans un poste éloigné) usure prématurée des matériels et équipements liée aux conditions d’utilisation, etc..
Contraintes multiples générées par des conditions de travail pénibles et dangereuses..
Comme on peut l’imaginer, les éléments de nature à rendre la vie difficile ne manquent pas.
Mais le dépaysement c’est aussi (et heureusement), les contacts avec une nature inconnue, quelquefois hostile mais magnifique, la découverte d’un peuple ou plutôt de plusieurs peuples ou tribus avec leurs modes de vie, des paysages, une faune, une flore surtout, des odeurs et des bruits….. Au final, pour Xavier, une expérience formatrice unique, un enrichissement au sens culturel du mot, tout à fait exceptionnel et sans le moindre doute, une empreinte profonde et indélébile dans son vécu et sa mémoire.
Le séjour au Tonkin s’achève le 5 octobre 1891. Un peu moins de deux mois plus tard (traversée retour), Xavier rentre à Avignon où il lui reste environ 10 mois à accomplir pour terminer son temps d’engagement. A l’issue, le certificat de bonne conduite lui est accordé, attestant du bon déroulement de son parcours militaire en termes de discipline.
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