Bonjour les passionnés
Ce post me fait repenser à un document écrit par un camarade de mon père.
Je l'ai déjà glissé sur un forum, mais je ne me souviens plus lequel !
ce document est un témoin d'une époque qui montre comment un général fait évoluer les bonnets de police de sa division , malheureusement pour le collectionneur, je n'ai ni un crobard ni un exemplaire !
Je vous colle le texte
Cordialement
LCD
Un atelier de couture
Ou
Bonnet de Police 14° D.I.
La 14° Division d’Infanterie qui avait été au contact tout l’hiver 1939-40 – donc en alerte permanente – sur le plateau de ROHRBACH, devant SARREGUEMINES, fut relevée le 25 avril 1940 et descendit au repos à LUNEVILLE.
Quelques jours plus tard, le général de LATTRE, commandant la Division, me convoque un matin et me tient à peu près ce langage :
« Vraiment, vous n’avez dans l’Intendance aucun sens de l’esthétique. Comment a-t-on pu choisir , pour coiffer nos militaires, ce ridicule bonnet de police ? Qui, avec ses deux pointes, s’apparente plutôt à un bonnet d’âne ! Je suis affligé de voir nos hommes affublés de cette coiffure grotesque, qui leur donne un air complètement idiot, et je souhaite, en ce qui me concerne, tout faire pour remédier à cette situation.
« Puisque nous sommes au repos pour quelque temps, vous allez me fabriquer des bonnets de police plus seyants dont vous dessinerez le modèle et dont les pointes, évidemment, seront sensiblement arrondies. Je vous donne carte blanche. Vous prendrez contact avec le 4° Bureau pour tout le détail matériel de l’opération. »
Il ne me demandait pas mon avis, ni mes objections éventuelles. Évidemment, si j’avais eu plus – beaucoup plus – de bouteille, et en y allant carrément, j’aurais pu lui dire : « Mon général, ce que vous me demandez là est impossible. Certes le 4° Bureau pourra probablement organiser un atelier de couture, mais ce qu’il ne pourra pas faire, c’est – évidemment – me fournir le tissu. Comme celui-ci ne tombera pas du ciel, où voulez-vous que je le trouve ? »
Si tout cela était dit d’un ton très assuré, peut-être le général, favorablement impressionné par mon audace, me dirait : « Écoutez, je vois bien évidemment cette difficulté. Essayez de la résoudre. Je compte sur vous, tenez moi au courant. »
Mais si je débitais ce même discours d’une voix blanche et peu assurée – ce qui était hélas très probable – le général aurait vite fait de m’envoyer : « Vous êtes Intendant, oui ou non ? Eh ! Bien. C’est votre affaire, débrouillez-vous et au plus vite. Compris ? »
Donc, je n’ai évidemment rien dit, comme personne ne disait rien devant ce patron terriblement dominateur, puisque même les colonels les plus chevronnés comme j’ai eu plus tard l’occasion de le constater.
Quel poids pouvais-je avoir, moi, petit blanc-bec ? Comptant tout juste un mois de grade ! Je me contentais de dire « Bien, mon général », de saluer et de partir …
Bien entendu, je passai tout de suite au 4° Bureau. J’avais noué en un mois, avec son chef le Cne P., de très bonnes relations d’estime réciproque.
P. ne me dit pas : « le patron est complètement fou, comme d’habitude. » Là n’était pas le sujet en effet. Le patron a parlé ; il faut obéir, c’est tout !
Il me demande : « que vous faudrait-il pour cet atelier ?
- Voyons ! Réfléchissons ensemble, dis-je. Il me faut évidemment un local assez vaste pour une douzaine de personnes, alimenté en courant électrique, une grande table pour stocker les pièces de tissus, une autre assez grande pour la découpe, de grands ciseaux de tailleur, du papier épais pour les patrons, un ou deux mètres souples, de la craie de tailleur, cinq à six machines à coudre, de préférence à pied, des tablettes de service de part et d’autres des machines, des chaises, une autre table pour les finitions et repassages, deux fers à repasser, des cartons d’emballage … voilà l’essentiel, me semble-t-il pour le matériel. Quant au personnel, une douzaine de types de la profession, savoir deux sous –officiers d’encadrement, deux coupeurs, cinq à six piqueurs, deux finisseurs-emballeurs … »
P. me dit : « Je vais d’abord faire prospecter pour dégoter le local ». Pour le reste je ne doutais pas qu’il saurait se procurer à peu près ce qu’il fallait. Déjà, à mon arrivée à la 14° Division, le 26 mars dernier, invité aimablement en témoignage de bienvenue, à la table du général, j’avais pu apprécier à quel niveau se trouvait, pour lui, ce que l’on appelle « l’exploitation des ressources locales ». Il faut se rappeler que dès septembre 1939, toute cette zone frontalière avait été totalement évacuée, mais fort peu déménagée. Il n’y avait donc qu’à se servir, à SARREGUEMINES ou autres patelins, nombreux le long de la SARRE. Pourquoi, dans ces conditions, ayant le choix, ne pas prendre ce qu’il y avait de mieux, n’est-ce pas ? C’était sans doute le raisonnement du général car la table était magnifique, faïence de SARREGUEMINES (évidemment !), verrerie de BACCARAT, couvert d’argent massif, nappes et serviettes assorties …
Donc, P. me dit : « quand nous aurons le local, je pense que nous pourrons trouver le reste. Il n’y a que ces petites tables de service qui seront difficiles à dénicher. À défaut, de simples chaises feraient l’affaire, qu’en pensez-vous ?
- Mais ! Oui, ça me paraît acceptable, prévoyez simplement suffisamment de chaises, disons une vingtaine, pour parer à tout besoin. Mais ne faites rien tant que je n’ai pas résolu le problème principal, celui du tissu, en admettant que je le résolve. Je ne sais d’ailleurs pas comment ! »
Je rentre à l’Intendance et réunis mon petit-état-major fidèle : mon adjoint, l’attaché d’Intendance G., un réserviste, avocat à MULHOUSE, et les deux autres d’active, mon chef de bureau E. et le gestionnaire du Groupe d’exploitation, S/Lt R.. (Le Groupe d’exploitation – 60 hommes – est chargé chaque jour de la distribution des vivres, fourrages, habillement, etc, aux formations de la Division).
J’expose l’affaire, dans le silence. J’en arrive au problème du tissu. « Quelqu’un voit-il une solution ? » … on réfléchit …
R. dit « Je suis lié d’amitié avec le gestionnaire du magasin d’habillement de BESANÇON (la 14° Division était issue de la FRANCHE-COMTÉ) peut-être pourra-t-il nous dépanner. Me permettez-vous de lui téléphoner ?
- D’accord »
On se sépare et une demi-heure après, R. revient : « j’ai pu avoir le gestionnaire au téléphone. Il ne refuse pas de nous aider. Si vous êtes d’accord, vous me faites établir un ordre de mission. Je vais déjeuner en vitesse et partirai aussitôt. Je voudrais être à BESANÇON avant 17 heures. Il y a 200km. C’est faisable, et je serai, je l’espère, de retour dans la nuit. »
Le lendemain matin, je retrouve R. Il me montre, tout fier, sa voiture bourrée de pièces de tissus kaki, mais sans oublier les trois Bataillons de Chasseurs à pied aux tenues bleu, disons exactement « gris de fer bleuté ». Il y a donc aussi du drap gris de fer bleuté et un peu de drap jaune d’or, dit jonquille, pour le passepoil traditionnel. Il y a aussi du fil, de la doublure, je ne sais quoi encore …
Je revois l’ami P. : « ça y est j’ai le tissu, au moins pour démarrer. Vous pouvez lancer votre affaire, mais ne vous pressez pas il n’y a pas le feu ! »
Le lendemain ou surlendemain, P. me dit qu’il pense avoir trouvé un local qui puisse convenir. Il me propose d’aller le voir. Effectivement, ce local inoccupé remplit toutes les conditions, il comporte même, ce qui est épatant, un lavabo et un W.C. !!
P. me dit : « Il me faut bien 3 ou 4 jours, d’abord faire réquisitionner le local, puis installer deux prises de courant, le repeindre – vous savez, le général est très exigeant sur la propreté – il ne faut pas qu’il ait matière à critiquer, si, d’aventure, il vient voir. Il faut donc que la peinture ait le temps de sécher. Il faut convoquer le personnel et que celui-ci soit réuni …
- Prenez votre temps, lui dis-je. Je vous répète que je ne suis pas pressé ».
Donc, dans les jours suivants, tout s’organise. Je viens souvent dans le futur atelier, d’autant qu’étant au repos comme tout le monde, je suis moins absorbé par d’autres tâches. Je vois arriver les tables, les chaises, les machines et tout le matériel. Enfin on me présente le personnel, tous gens de la profession, assez satisfaits de retrouver leurs occupations habituelles.
Enfin, l’atelier démarre sans difficulté. Nous avions formé les équipes, distribué les rôles, mis au point un modèle, en limitant pour le moment les pointures à 3, car le tissu est assez élastique.
L’atelier prend son rythme de croisière. Je charge P. de le dire ou le faire dire au général et de lui transmettre mon invitation à visiter cet atelier que je serai heureux de lui présenter.
Le lendemain, le général me fait dire qu’il est trop occupé et qu’il ne pourra pas venir. Il ne pourrait donc même pas trouver une petite heure pour venir me voir ?? Tant pis, ou même au contraire tant mieux ! J’ai fait la politesse, je ne tiens pas tellement à le voir.
Mais un doute me traverse l’esprit. Déjà, dès le début du séjour à LUNEVILLE, j’avais constaté une attitude analogue chez le général : en chef impérieux, exigeant, paraissant tenir terriblement à quelque chose de difficile, vous lançant là-dedans pour le réaliser, et puis quand c’est en route donnant l’impression de s’en f… complètement.
Autrement dit, je peux penser que le général, en présence de ce tout jeune Intendant, a voulu me tester, m’éprouver, et finalement s’est joué de moi. Il savait bien, dès le début qu’en admettant que ça marche, je ne ferai fabriquer au mieux que quelques centaines de bonnets de police. Qu’est-ce que cela pour 12 000 hommes !
Cette impression est pénible. Je ne conçois pas ainsi le rôle du chef et, même si mon entreprise a été réussie, je suis déçu …
Mais revenons à l’atelier. C’est une ruche bourdonnante, les coupeurs coupent, les piqueurs piquent, les repasseurs repassent, tout cela dans la bonne humeur ; ils montrent leur savoir-faire, et, à ce train là, le 10 Mai, de tissu il n’y a plus ! Et comment renouveler le stock ? On ne peut faire deux fois le coup de BESANÇON !
Par une chance miraculeuse (pour moi, pour moi tout seul !), le 10 Mai tombe la foudre dans le ciel bleu : les Allemands ont réussi une percée à SEDAN, avec leurs blindés, et élargissent la brèche dans le dispositif français … Il n’est plus question de bonnets de police !
La Division, alertée, s’apprête à être embarquée dans 3 jours. Les tailleurs rejoignent dare-dare leurs unités …
Ainsi finit tragiquement cette histoire bien commencée …
Mais pour conclure, veuillez apprécier, s’il vous plait, la force de ce chef évidemment exceptionnel. Prenez le mot dans le sens que vous voudrez. Ce chef demandait ‘impossible, et, ce faisant, il pouvait se rendre ridicule. Eh ! Bien ! Tout le monde s’y mettant, l’impossible devenait possible, et le général n’était pas ridicule du tout. Il appliquait aux autres, et avec quelle rigueur, sa propre devise de l’époque : « PLUS EST EN NOUS ».
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