Ce beau texte de Maurice Genevoix est pour ainsi dire inédit.
Provenant des archives personnelles du grand écrivain, il fut publié pour la première fois
dans le numéro 452 de la revue "La Médaille Militaire", d'octobre 1986.
Nous le reproduisons ici dans son intégralité.
Me
faut-il parler de la guerre, me voici aussitôt ramené dans les sentiers
de ma mémoire, pas pour pas, invinciblement. Imaginer, transposer
seulement, impossible. Blessé en 1915, mutilé, le seul Noël que j'ai
vécu au front est celui de 1914. Je ne saurais parler d'un autre.
Depuis
plus de deux mois les lignes s'étaient stabilisées, figées. De part et
d'autre, chez les Allemands surtout, on creusait. Tranchées, boyaux
d'accès, abris, de grosses boursouflures soulevaient et sillonnaient la
glaise, trahissant les passages, les galeries d'un peuple étrange, sans
trêve fouisseur et toujours invisible.
Les relèves se faisaient
de nuit, obéissant à un rythme ternaire qui s'était instauré peu à peu,
qu déjà devenait routine : trois jours en première ligne, trois jours
en cantonnement dans un village proche du front, trois jours en seconde
ligne dans un autre village, de gourbis celui-ci, creusé de nos mains à
un carrefour de la forêt et dont les feux, sous les toits de rondins,
fumaient au ras des feuilles mortes. Et de nouveau, pour trois jours,
les tranchées de première ligne.
C'est dans la nuit du 23
décembre que nous avions quitté les Éparges. Le 24, le 25, nous étions
à Rupt-en-Woëvre. Nous cantonnions auparavant à Monts-sous-les-Côtes.
Nous y avions, mon camarade Porchon et moi, nos habitudes. Nous
retrouvions à chaque retour la maison d'un garde-forestier, partageant
le repas des siens, accueillis avec une amitié qui nous était bonne au
cœur. Et voici qu'un ordre du commandement venait de rompre, à peine
formés, ces pauvres liens trop humains.
Notre humeur n'était pas
à la joie. Il gelait. Toute la journée du 24, nous avions erré dans le
village, en quête d'un gîte, nous informant des "bonnes adresses" dans
cette bourgade encore à demi habitée : la bouchère vendait des
cigarettes anglaises, le coiffeur servait des spiritueux, le tailleur
avait ramené de Verdun quelques bourriches d'huîtres portugaises. Ainsi
avons-nous réveillonné, mais le cœur n'y était pas. Songions-nous aux
noëls de naguère, à la Nativité, à la misère des jeunes hommes en
guerre ? "Tant crie-t-on Noël qu'il vient..." Quand nous retrouvions la
rue noire, la boue durcie, les flaques gelées qui craquaient sous le
pied, nous entendions par dessus les crêtes, aux profondeurs de la
hêtraie, crépiter les fusillades nocturnes : au bois Loclont, au bois
des Chevaliers... La lueur d'une fusée éclairante vibrait à l'extrême
horizon. La fusillade cessait brusquement, sursautait une fois encore,
comme se ranime une dernière flammèche, vite éteinte. La nuit
retrouvait sa pureté, son silence, au scintillement des étoiles dans le
ciel.
Il y eut une messe de minuit. L'église était comble de
soldats. Cinq mois de guerre et de combats avaient terni les uniformes,
halé et durci les visages. Les lumières du chœur expiraient au bord
d'une foule confuse dont les seuls premiers rangs, touchés par la
clarté tremblante des cierges, révélaient la sombre épaisseur. Mais
soudain, sous les voûtes, un chant s'éleva, rude et viril, une
lamentation puissante, unanime, qui nous parut ne devoir point finir.
Tout un peuple chantait ainsi. Sa clameur grave, débordant la nef,
allait au devant de la nuit, semblait refluer en elle jusqu'aux lignes
où nous étions hier, jusqu'à nos frères des tranchées, puis revenir
d'eux à nous, plus puissante et plus charnelle, nous unissant les uns
aux autres dans un même sentiment de pitié qui sourdait du profond de
nos cœurs ; comme saigne, inépuisablement, une blessure qui ne guérira
plus. Pitié sur les morts, sur les absents, - soldats perdus -, sur
nous mêmes.
Ils étaient forts, jeunes et beaux
Pleins de vie et d'espoirs nouveaux,
Ils sont partis en chantant !
Les notes étaient celles du Stabat. Les paroles semblaient naître d'elles-mêmes, sortir de nous pour combler la nuit.
Ayez pitié de nos soldats
Tombés dans les derniers combats...
C'était
des mots au delà de la révolte, de l'espoir, de la résignation. Une
prière, je le crois aujourd'hui, mais comme au delà de la prière ; une
lamentation fière qui montait du fond d'un abîme, vers la crèche de la
Nativité ; mais qui ne voulait plus, peut-être ne savait déjà plus se
souvenir des rires ni des bonheurs humains. "Au delà", oui : une
frontière dépassée ensemble, par les tués et par les vivants, eux aussi
au delà de tout recours et de toute imploration, au delà de toute
miséricorde ; déjà, peut-être, exaucés et reçus.
J'essaie de
dire, de rejoindre une certaine vérité. Peut-être ce Noël, ce retour
vers l'ancienne frontière, jusqu'au seuil oublié où nous ramenait,
cette nuit-là, la main du divin Enfant, nous avait-il apporté tout à
coup la trop dure révélation d'un destin inexorable. J'entends encore,
comme en 1914, cet unisson des voix sous les voûtes de l'église de
Rupt, ce chant malgré tout fervent, malgré nous exaucé.
Puis-je
à présent parler de moi ? Comme cette nuit-là, vraiment comme cette
nuit-là, loin du touchant rituel de la crèche de carton, du vacillant
et fumeux luminaire dont avait voulu se parer cette pauvre église du
front de combat, malgré la houle des voix puissantes où j'étais comme
emprisonné, je me sens emporté ailleurs, tout près de là, une nuit plus
tôt, dans une liberté d'âme, une effusion intérieure qui restent liés
pour moi au seul Noël de guerre que j'aie vécu face aux Allemands.
C'était
aux Éparges mêmes, à l'instant de la relève. Ma compagnie, pendant ces
trois jours, avait eu pour secteur les ruines et les abords du village.
J'étais passé de petit poste en petit poste, m'assurant que tout allait
bien, patrouilles rentrées et sentinelles en place. La réserve du
dernier petit poste était dans une maison un peu à l'écart des autres,
de l'autre côté de Longueau. Les quelques hommes qui attendaient là ne
dormaient pas, ne jouaient pas aux cartes. Autour d'une bougie que
masquait un écran de carton, ils causaient. Rarement leur avais-je vu
les yeux qu'ils avaient cette nuit-là. Je m'approchai, j'aperçus entre
eux, la table, deux ou trois portefeuilles entrouverts, de ces gros
portefeuilles de soldats, usés, bourrés à craquer de lettres, de
photographies. Ils parlaient de leur vie d'hier, de leur foyer, de
leurs enfants. L'un disait :
- ... Mes deux filles, tu vois... La maison derrière, avec la vigne vierge sur le mur, c'est chez nous.
Et un autre :
-
Un beau petit garçon de deux mois. Tu vois mes mains, mes deux pattes
sales ? Je pourrais le prendre dedans, tout doucement. Dire que...
Enfin, pense : c'est mon premier.
Et un autre :
- Moi j'en ai quatre. Je n'ai pas de photographie. Quand même...
Une
heure plus tard, nous quittions les lignes pour descendre au repos, à
Rupt. Le point de rassemblement était l'église bombardée, au toit
crevé, aux dalles encore jonchées par la paille d'un poste de secours,
les paquets de pansement souillés. L'attente se prolongeant, mes hommes
s'étaient couchés, sac au dos, sur le parvis, sur les marches de
pierre. Comment oublier cet instant, ce tas d'hommes déjà endormis dont
j'entendais le souffle dans l'ombre, serrés les uns contre les autres,
réchauffant la misère de leur corps à la misère d'autres corps
grelottants ? Une toux rauque déchirait une poitrine. Parfois, parti de
la colline de Combres, le long piaulement d'une balle s'étirait à
travers la vallée. L'immense nuit, brumeuse encore au dessus des saules
du Longeau, prenait dans les hauteurs du ciel une pureté transparente
où les étoiles avivaient leurs feux. La présence de mes hommes, de tous
mes hommes, était en moi, m"aliénait à moi-même et en même temps
faisait grandir dans tout mon être le sentiment de ma propre vie,
solidaire ici-bas de notre commune condition. Et c'est alors que du
clocher, entre les larmes des abat-son, portée sur des ailes
silencieuses, l'ombre d'un grand oiseau nocturne glissa doucement et
prit de l'essor.
Mon "Noël de guerre", c'est cela : une foule
prostrée, cette nuit qui peu à peu s'éclaire, se purifie, l'essor
soudain de ces grandes ailes qui se libèrent, s'élèvent et se fondent
dans le ciel.